Géographie de la Bretagne/La Bretagne vue en perspective par Jean Ollivro

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La Bretagne vue en perspective par Jean Ollivro

Auteur : Jean Ollivro, Professeur de géographie, Université Rennes 2


Des hommes et un pays

Une terre singulière de civilisation

Sans en exagérer l’altérité, la Bretagne reste une terre singulière de civilisation. Cette réalité procède d’une interaction entre un territoire original et la présence d’une population spécifique. Toutefois, cette combinaison reste fort instable à l’époque contemporaine dans le temps et les espaces. Sur un plan temporel, la relation d’ensemble des Bretons à la Bretagne est très évolutive. Très dépendants de leur terre avant la révolution industrielle, les Bretons se sont éloignés brutalement de celle-ci surtout après les années 1950. Il en est ressorti une période très ambivalente mariant des progrès fulgurants à l’émergence d’une forme de développement hors-sol. De fait, au plan démographique et sur une période très courte, les différents territoires bretons se sont fortement différenciés et spécifiés. Enfin, le retournement du solde migratoire et la forte attractivité bretonne suscite l’arrivée très probable de nouveaux habitants (on évoque 800 000 Bretons en plus d’ici 2030) qui vont demain se nouer aux autochtones et écrire une autre aventure territoriale.


Breizh de brizh, métissage

Malgré l’incertitude des origines, le terme Breizh semble bien provenir de « brizh » : métissage. Il est selon A.J. Raude (1996) « un dérivé de Brikt qui a donné en breton et en gallois brith : multicolore, tacheté ». Ce propos serait anecdotique s’il ne révélait le tréfonds d’un pays. « Dis-moi comment tu t’appelles, je te dirai qui tu es ». Un nom est sans doute la chose la plus importante qui existe puisque, par le langage, le mot donne le sens. Il est dénomination et exprime l’existence et dans tous les sens du terme la détermination. Des territoires meurent et d’autres apparaissent. La Bretagne n’avait plus de nom officiel suite à la Révolution française et pourtant son existence s’est maintenue.

La terre bretonne est effectivement un métissage. Dans l’espace, elle est selon toutes les analyses des géographes l’expression d’un mariage complexe entre l’Armor et l’Argoat sur lequel nous reviendrons. Dans le temps, elle naît au 5e et 6e siècles d’un mariage entre les Gallois et les Gaulois avant de procéder plus récemment d’un mix entre les Bretons et les Français. Il n’existe sur le fond pas de réelles oppositions dans tout ceci. Dès sa naissance et selon les historiens, la constitution de la Bretagne procède d’un des rares exemples d’une « invasion pacifique ». Les Armoricains et les Gallois se connaissaient et échangeaient. La densité modeste de la péninsule permettait d’accueillir des populations allogènes. De façon étrange, les personnes externes en provenance d’Irlande, du Pays de Galles (Malo, Samson, Brieuc, Tugdual, Pol Aurélien, Patern) ou de la Cornouaille britannique (Corentin) sont même considérées ici comme les « saints fondateurs ».

Dans l’aventure du CELIB, Joseph Martray soulignait que c’était souvent des gens externes à la Bretagne qui en étaient les plus grands promoteurs. Une récente enquête a démontré que pour 60 % des Bretons on pouvait être français et musulman (contre 37 % au plan national). Pour 71 % des habitants, la Bretagne doit davantage s’ouvrir au monde (42 % des Français) et pour 63 % d’entre eux, il n’est pas indispensable pour être Breton d’y être né ou d’avoir des parents bretons. On peut devenir Breton si on aime la Bretagne… A noter aussi que la région est première en France pour le nombre d’associations de solidarités internationales, pour l’adoption d’enfants d’origine étrangère, et la première à avoir en France élu un maire noir dans une commune très agricole (Saint-Coulitz).

Cette empathie pour l’externe n’est pas un vœu pieux mais une réalité qui pour l’instant se lit aussi dans l’importance et la pluralité des métissages culturels. Entre mille exemples, on peut citer les festivals de musiques ou culturels comme le Festival Interceltique à Lorient, ou Etonnants Voyageurs à Saint-Malo, le festival de la clarinette à Glomel, la présence d’associations comme « Si tous les ports du monde »… Il existe aussi des événements atypiques tel ce pèlerinage musulman-chrétien du Vieux-Marché dans les Côtes d’Armor, seul pèlerinage français mariant ces deux confessions et créé dès 1954.

La Bretagne c’est un peu le goût des autres. Pour lors, le pays a largement échappé à la lèpre des votes d’extrême-droite et fascistes quand bien même leurs représentants portent des noms bretons. Dans l’ensemble, comme les gens sont sûrs de leur culture, ils n’ont pas peur de celle des autres. Ainsi, dans les enquêtes demandant aux Bretons leur sentiment d’appartenance, 88 % se disent Bretons et 83 % Français. Comme le montre les différents votes, les Bretons sont aussi très favorables à l’Europe. Si la diaspora est impressionnante (1,1 million de Bretons ont dû quitter le pays entre 1832 et 1968), elle est peu efficace car les Bretons se plaisent partout et n’entretiennent pas comme les Irlandais des liens nationalistes avec leur terre. Ils sont Bretons et Camerounais, Bretons et Polynésiens… Souvent pour le meilleur, le chant breton se mêle aux autres, car ce pays, dénué de bourgeoisie et peuplé de paysans jusqu’en 1950, a très largement échappé à l’idéologie nationaliste qui ailleurs a pénétré d’autres mentalités. Ainsi, 70 % des Catalans ne se sentent pas Espagnols et les Ecossais sont tout sauf Anglais.

Différents auteurs (Ronan Le Coadic, Mona Ozouf, Jean-Michel Le Boulanger…) ont à l’inverse démontré que les Bretons disposent de coquilles identitaires plurielles et qu’une définition « contre » ne leur vient pas à l’esprit. Ils sont Bretons, Français, pour l’instant européanophiles et citoyens du monde. La forme même de la péninsule en fait comme une sorte de porte-avion ou rampe de lancement vers le large, vers l’ouest, surtout vers la mer et les océans. La Bretagne est une forme de main à trois doigts qui montre la direction même si les réalisations logistiques contemporaines l’ont surtout rattachée à Paris. Mais là aussi, les Bretons ne sont pas contre. Ils viennent d’engloutir une année du budget régional et de financer à hauteur de 1,3 milliard d’Euros un tronçon unissant Le Mans à Rennes pour être mieux connecté à Paris. A la fois très ancré et ouvert, ce peuple a donc la particularité d’être à la fois peu brassé et mentalement métis. D’un côté, 79 % des Bretons sont nés en Bretagne et la région est celle en France que l’on rejoint le plus après l’avoir quitté (L. Auzet, R. Granger). De l’autre, cet ancrage ne se traduit nullement par une volonté d’ostracisme ou un désir de fonctionner « en vase clos ».

Ce tempérament tacheté et bigarré entre à plusieurs échelles en correspondance avec l’identité d’un pays nommé. En breton, le terme ar vro (la « payse ») est polysémique et traduit une représentation emboîtée. En lien avec « la tendance fondamentale à la dispersion de l’habitat » (C. Vallaux), ce pays est tout d’abord local et l’habitant est accroché telle une bernique à la pluralité invraisemblable des plou et des lan. Le pays existe aussi à l’échelle des anciens évêchés (le pays de Saint-Malo, de Rennes, le Trégor, le Léon, la Cornouaille…) qui conservent un rôle et dans lesquels les habitants se reconnaissent. En Ille-et-Vilaine, tous les SCOT ont été réalisés à cette échelle et ce n’est pas un hasard si la Bretagne a, sous la houlette de différents intellectuels (Paul Houée, Louis Ergan, Loeiz Laurent, Raymond de Sagazan…), initié en France cet échelon dès les années 1960. Aujourd’hui, la région est la seule en France à réaliser des Contrats de plan région-pays et l’actuel projet « d’assemblée de Bretagne » souhaite valoriser cet échelon.

« Ma bro » (ma payse) est donc aussi ce périmètre teinté d’histoire (les diocèses) et exprimant un certain rapport à l’espace puisque aujourd’hui 83 % de la vie des populations s’opèrent dans un périmètre de 20 minutes autour de leur habitation. Ar vro (la payse), c’est encore bien sûr la Bretagne avec son hymne (bro goz ma zadoù), son drapeau agglomérant précisément par ses bandes l’ensemble des pays précédents (le fameux gwenn ha du qui comprend 5 bandes noires pour les pays de Haute-Bretagne et 4 blanches pour ceux de la Basse-Bretagne), la vitalité d’une culture spécifique (musiques, langues, danses, gastronomie…) mélangeant unité et diversité.

Mais « ar vro » est aussi la France avec des citoyens dans l’ensemble très républicains et civiques. Statistiquement, les Bretons votent plus aux élections, fraudent moins le fisc, sont plus économes pour la sécurité sociale, trient mieux les déchets, sont en tête pour les dons d’organe ou se mobilisent largement lorsque la République est en danger (voir sur ce dernier sujet les derniers travaux de Jean-Jacques Monnier concernant la Résistance en Bretagne lors de la seconde guerre mondiale). Lors des élections européennes de 1999, selon P. Pierre et M. Nicolas, les Bretons ont le plus voté pour des listes pro-européennes (64, 1 % des voix soit 9,1 % de plus que pour la moyenne française). Les communes bretonnes sont aussi premières en France pour le nombre de jumelages et l’on y a souligné l’importance record des A.S.I (associations de solidarité internationale)… Le « bro » est donc pluriel, polymorphe. C’est l’arc en pluie (gwareg ar glav) d’un pays bariolé et cette réalité difficile à comprendre procède d’un entrelacs de raisons fort complexes.


A la source d’une identité plurielle

Sauf lors des épisodes de guerre, la Bretagne a toujours été prospère lorsqu’elle était internationale. Dès la préhistoire, sa vitalité procède de l’échange (1). Son nom de baptême procède aussi de l’ouverture sur les pays celtes. Elle dispose lors des « Trois Glorieux » (15e-17e siècles) de la plus puissante flotte d’Europe et prospère alors en négociant avec les autres. Selon J. Delumeau et A. Lespagnol, elle va à cette époque jusqu’à frapper « un tiers de l’or français » et ces chiffres traduisent la puissance d’une péninsule fabriquant des toiles et organisant le négoce à l’échelle internationale. A l’inverse, ses phases de repli coïncident avec l’absence de négoce externe, notamment suite au blocus napoléonien. Dans les années 1860, elle ne réalise plus que 0,6 % du commerce français (B. Desaigues). Parallèlement, les Bretons ont toujours vu l’Europe telle une alternative pour échapper au carcan du centralisme parisien. Entre autres auteurs, on peut citer l’ouvrage très intéressant mais peu connu de Maurice Duhamel en 1929 (La question bretonne dans son cadre européen), celui de Yann Fouéré en 1969 (L’Europe aux cent drapeaux) ou « Europe, rends-nous la mer ! » d’Yves Lainé paru en 1975 avec l’appui du CELIB.

Ce même CELIB lance en 1973 à Saint-Malo la CRPM (Conférence des Régions Périphériques Maritimes) dont l’objet était de renforcer « les coopérations entre les Régions de l’Arc Atlantique ». Le projet de l’arc Atlantique, c’est de tirer sur la banane bleue (Yves Morvan). Regroupant désormais 240 régions européennes, il s’agit de la seule organisation internationale dont le siège est en Bretagne. Sans doute, la situation géographique explique aussi ces singularités. On a évoqué cette « rampe de lancement », ce gigantesque quai naturel posé sur l’océan. Mais la Bretagne a aussi la particularité d’être sur cet arc situé au cœur des pays celtes tout en étant de manière massive rattaché à la France.

La Bretagne n’est pas une île mais une presqu’île. En réalité une plusqu’île. Les châteaux des marches de Bretagne voulaient instaurer une frontière avec la France. L’histoire fait que désormais 83 % des Bretons se définissent aussi comme Français. Décidément, l’appartenance bretonne n’est pas exclusive ou une fermeture. Ceux qui décrivent ou perçoivent les Bretons comme « repliés sur leur terre » ou «exclusivement Bretons » n’ont strictement rien compris à ce pays, d’autant que le sentiment d’attachement aux territoires de rang dit « inférieur » est ici très réel.

Cette attache à ces petits pays voire à ces bourgades tient, on l’a dit, à l’histoire (les anciens diocèses etc.). Mais elle existe aussi parce que la Bretagne s’inscrit à l’inverse des rouages centralistes et est caractérisée par la présence d’une organisation polycentrique. Bien sûr, la région s’est polarisée et Rennes ou Nantes concentrent de plus en plus de population. Toutefois, en lien avec des aménités territoriales réparties, la Bretagne est surtout concernée par la présence d’un chapelet de villes moyennes, de petites villes, voire de bourgs et de villages ayant chacun une forme d’autonomie. Ainsi, selon une étude de l’INSEE Bretagne parue en 2012, la Bretagne est première en France pour « les bassins de vie » et la présence de ces territoires qui combinent à la fois accès aux équipements, aux commerces, aux services (santé, collège, lycée, loisirs) et à l’emploi1. C’est ici que ces bassins sont les plus nombreux, au nombre de 164 sur les cinq départements. Ils sont de taille modeste puisque leur surface moyenne est de 204 km2 contre près du double en France (380 km2). Une autre particularité est que l’essentiel de ces bassins sont ruraux (138 sur 164) tout en disposant de densité bien plus forte que dans le reste de la France (76 habitants au kilomètre carré contre 41). Ainsi, ces bassins ruraux regroupent 54 % de la population en Bretagne administrée et 39 % de la population en Loire-Atlantique. La Bretagne n’est donc pas le désert toulousain. Si le poids des grandes villes augmente, la présence d’un grammage inférieur conduit aussi les gens à évoquer tout simplement les territoires de leur vie quotidienne. L’habitant de Guingamp ou de Landerneau s’y réfère car ces territoires sont encore vivants et il existe en Bretagne une attache très forte à la singularité des territoires locaux. « Tu es de Brest ? » « Oui ! ». « De Brest même ? ». Ce dialogue serait boutade s’il n’exprimait l’intérêt d’ensemble des habitants pour leurs territoires. Un Capiste n’est pas un Bigouden. Et l’homme de Plougastel-Daoulas ne se définira jamais comme brestois. Sans doute, cette attache est aussi liée à l’histoire d’une population il y a peu d’origine paysanne et qui vivait de son sol, avec l’omniprésence jusque dans les années 1950 d’une agriculture familiale et paysanne où chacun avait sa terre. Aujourd’hui encore, la Bretagne compte 74 % de propriétaires soit 19 points de plus qu’en France. En breton également, le terme même de « kêr » (ar gêr) signifie tour à tour maison, hameau, village, bourg, ville. Un lien pluriel et complexe unit de manière généralement forte la plupart des Bretons à différents territoires.


Une interaction très évolutive entre une population et un territoire spécifique

Un Breton c’est quoi ? Comme le démontre de multiples ouvrages dont le dernier essai de Jean-Michel Le Boulanger, cette question d’apparence fort simple est en réalité la plus complexe. Pour ce chapitre, nous choisirons ici une définition de géographe inspiré du concept « d’homme habitant » de Maurice Le Lannou. On définira ici tout simplement un Breton comme une personne qui est en Bretagne, quelque soit son origine, la couleur de sa peau, le temps qu’il passe en Bretagne, sa conscience même des enjeux bretons.

En effet, dès que quelqu’un met le pied en Bretagne, l’homme interagit avec un territoire situé. Un touriste est donc un Breton de passage. La définition donne la prime au territoire et aux liens qui unissent, de façon permanente ou temporaire, les gens foulant le pays. Cette définition est peut être contestable mais l’enjeu est ici de voir en quelle mesure les actions anthropiques ont détruit, recomposé, parfois ré-enchanté le pays. Cette thèse est donc développée pour tenter de cerner qu’elle pourrait être le lien idoine entre l’individu et son bout de terre. Elle isole de façon très simplifiée trois étapes interactives très différentes entre l’homme habitant et le pays.


La terre chevillée aux corps

La première étape, fort longue, est celle pour le meilleur ou pour le pire d’un lien essentiellement charnel entre l’homme et son territoire. Avant la révolution industrielle qui suscite un essor prodigieux des échanges, les Bretons doivent pour l’essentiel composer avec ce qu’ils ont sous les pieds. Bien entendu, du commerce de l’étain initié dès l’âge du bronze à partir de l’Armorique et jusqu’au milieu du 19e siècle, de multiples échanges ont ouvert le pays sur les autres, notamment lors de l’époque moderne. Toutefois, bien que la péninsule soit en raison de son positionnement nettement plus internationale que d’autres, tous les historiens s’accordent pour constater un volume d’échange très faible en raison de la « lenteur homogène » et de la durée des déplacements. Ainsi, Pierre Chaunu rappelle qu’à l’époque moderne, 90 % de ce que l’habitant consomme s’opère dans un rayon de 7 kilomètres autour de son habitation. Environ 9 % des échanges s’opèrent à l’échelle « régionale », 1 % à l’échelle « nationale » et 1 pour mille à l’échelle internationale…

L’homme habitant doit donc à l’époque vivre presque exclusivement de sa terre et des ressources disponibles dans l’espace de proximité. L’alchimie s’opère pour le meilleur et pour le pire. Pour le meilleur, les hommes sont obligés de développer des trésors d’ingéniosité pour survivre et l’ensemble des potentiels locaux sont alors valorisés. Il n’y a pas le choix. Dans sa thèse sur la Rance, Maogan Chaigneaux-Normand démontre combien la moindre ressource de l’aber est exploitée pour s’en sortir, avec quelques avancées techniques qui au fil des temps limitent les diverses formes de précarité. A l’échelle bretonne, les maigres ressources énergétiques ne peuvent à l’époque qu’être à 100 % produite à l’échelle locale. Elles sont obtenues par l’usage du bois de chauffe, les moulins à marée attestés en Bretagne dès le 12e siècle, les moulins à vent, les moulins à eau, la tourbe, l’étrépage des landes, le goémon… La liste n’est pas très extensible. Cette dépendance conduit dans l’ensemble à une gestion raisonnée et nécessairement durable des ressources, sous peine de les voir se tarir. Les arbres têtards et ragosses, appelés targodennoù ou targosoù en breton, sont ainsi émondés tous les cinq ans avec des techniques différentes de façon à permettre leur régénération. Pour plus de performance, la localisation des divers moulins prouve une compréhension très fine des opportunités territoriales de façon à renforcer l’efficience des dispositifs. L’habitant, noué à sa terre, ne peut qu’agir en symbiose avec elle pour la « tenir », s’en sortir, éviter la pénurie.

Cela dit, l’équilibre est fragile et mille exemples attestent de ces disettes et ruptures locales multipliant d’un coup le nombre des vagabonds de la faim. Avant la révolution industrielle, la vie est toujours précaire puisque 90 % des ressources doit être assurée localement. Le moindre épisode climatique (orage, sécheresse…), le moindre dysfonctionnement social, la moindre taxe supplémentaire explique jusqu’à l’époque moderne la prolifération des jacqueries et révoltes locales. Cette précarité enclenche localement la présence de populations « en rupture de stock » et contrainte à l’errance, la pauvreté d’ensemble de populations se sustentant du local et ne vivant que par lui. Les tenants actuels d’un local exclusif oublient ce monde qui apportait des bénéfices (le respect nécessaire du « milieu ») mais était aussi une abnégation. Elargir la maille permet avec pertes et fracas de mutualiser les risques. C’est ce qui s’est passé en Bretagne avec la révolution « industrielle ».


Un nouveau rapport à l’espace et au temps

Ce terme de révolution industrielle est en réalité impropre. Autour des années 1850, c’est en effet l’ensemble des paramètres qui change (transport, mécanisation, urbanisation, commerce, relations aux territoires, émergence du tourisme…). La révolution est loin d’être uniquement « industrielle ». Il s’agit d’une bifurcation systémique qui modifie en Europe l’ensemble. C’est une lame de fond entraînant un nouveau rapport aux lieux, aux temps, à la vie. La Bretagne inaugure ce nouveau monde de façon fort tardive. Certes, les progrès initiés par l’école de Rieffel permettent la mise en valeur de ce million d’hectares de landes dont l’étendue en Bretagne avait frappé Arthur Young au 18e siècle. Toutefois, ces conquêtes renforcent parallèlement la dispersion de l’habitat et créent d’autres groupes, continuant « à vivre de leurs vies propres » (C. Vallaux) sans qu’une réelle société d’échanges émerge car chacun s’indiffère ou vit d’intérêts concurrents. Il faut donc attendre le canal de Nantes à Brest, inauguré en 1842, qui apporte notamment des engrais agricoles et modifie certaines pratiques. Ce même canal est concurrencé dès les années 1860 par le chemin de fer qui arrive en Bretagne (Nantes dès 1851, Rennes en 1857) et accélère les mutations. Des machines agricoles arrivent dans le pays et bouleversent le rapport à la terre, notamment après la guerre 14-18 puisque des Bretons ont constaté d’autres techniques en œuvre dans le nord.

Comme l’ont démontré Michel Denis et Claude Geslin, le siècle courant des années 1850 à 1950 est donc celui d’une mécanisation qui supprime la main d’œuvre agricole sans apporter d’activités relais. Entre 1830 et 1962, 1,132 million de Bretons sont obligés de quitter le pays. C’est quasiment le tiers de la population. Les pics de l’exode correspondent aux phases essentielles de mécanisation, après la première guerre mondiale et surtout après la seconde puisque 254 000 Bretons doivent quitter le pays sur la seule période courant de 1946 à 1954. Fragilisée dans sa base agricole et rurale, la Bretagne touche pendant un siècle à la « modernité » sans la maîtriser. Elle est comme un corps déstabilisé qui chute sans avoir de point d’appui.

A partir en gros des années 1950, la Bretagne s’engouffre toutefois sous la houlette du CELIB dans cette brèche de la modernité pour « rattraper son retard ». Le « problème » breton est évoqué par le Comité comme une litanie, sous forme de slogan… Il parvient à mobiliser les Bretons en sonnant le tocsin de l’urgence économique. Avec également l’action de la J.A.C et des G.V.A (Groupement de Vulgarisation agricole), on sait notamment que cette idée d’une « impérieuse modernisation » se diffuse progressivement dans le monde agricole et dans sa thèse Corentin Canévet a parfaitement décrit les étapes de la mise en place du « modèle agricole breton ». Toutefois, c’est de façon plus large l’ensemble d’un territoire qui est en quelques décennies bouleversé. Equipement électrique, eau courante, implantations industrielles plurielles (Citroën à Rennes par exemple, la D.C.N, le complexe militaro-industriel…), essor prodigieux de l’agroalimentaire et des télécoms (à Lannion, Rennes, Brest…), obtention en 1968 et réalisation du plan routier breton, inauguration en 1969 du barrage de la Rance, création de la Brittany Ferries, de Brit’Air, multiplication des centres de recherche dans les domaines des télécommunications et surtout de la mer… Cette période courant de 1950 à nos jours sculpte la Bretagne actuelle. Elle lui confère quatre spécialités industrielles majeures (agroalimentaire, telecom, automobile, chantier naval). La mortalité infantile chute et l’espérance de vie progresse. Le niveau éducatif des Bretons décolle jusqu’à devenir le premier en France. Le chômage s’effondre. Les salaires, s’ils restent inférieurs à la moyenne nationale, ne cessent de progresser. Le pays devient moderne, équipé, performant, attractif.

Sur la période 1968-1975, le solde migratoire s’inverse et redevient pour la première fois depuis 130 ans favorable. Depuis, cette attractivité ne cesse de se renforcer (actuellement + 25 000 habitants par an) et le pays devient à partir des années 1960 une sorte de référence avec par exemple des photographies du Radôme de Pleumeur-Bodou sur la couverture de manuels scolaires. Sur toute la période, la Bretagne rattrape effectivement avec célérité son retard et s’accole au modèle français des « Trente Glorieuses ». Dans les années 1970 également, le parc automobile se démultiplie et les Bretons souscrivent à 100 % aux modèles de croissance, de consommation et de production.

La sociologie et la géographie bretonnes s’en trouvent bouleversées. Alors qu’en 1950 et en 1968 on dénombrait dans la population respectivement 50 % puis un tiers de paysan, ces derniers ne représentent plus désormais que 3 % des actifs. Pourtant, les volumes produits sont sur la même période multipliés par plus de 10 000. A pas accéléré, les Bretons s’urbanisent, se tertiarisent, suivent à l’encan le modèle gagnant d’une économie circulatoire et de business. Cette étape marque l’entrée de la Bretagne dans le monde moderne et permet des gains inestimables (qualité de vie, diminution de la pénibilité au travail, élévation du niveau des salaires, progression de l’hygiène, confort des habitations etc.). Ceux qui évoquent « le bon vieux temps » oublient l’immense précarité de la vie des Bretons dans les années 1950. Si les ouvrages de l’abbé Elie Gautier tendent parfois à généraliser des cas isolés, ils restent fondamentaux pour cerner cette misère bretonne et de façon comparative souligner l’immense chemin accompli par nos aïeux. Des capitaines d’industrie se sont levés (Stalaven, Bridel, Rocher…). Sous la houlette d’hommes charismatiques tels Alexis Gourvennec et de visionnaires comme Joseph Martray, la Bretagne s’est effectivement « réveillée » (J.- C. Cassard) et cette étape restera sans doute dans la longue histoire du pays celle ayant eu les répercussions les plus vives.

Cela dit, tout n’est évidemment pas lors de cette seconde phase parfait. La modernisation agricole vide aussi les campagnes au plan démographique. De multiples communes agricoles ou bourgs ruraux voient sur la période leurs populations divisées par 5 ou 6, notamment dans le centre Bretagne. De même, à partir des années 1960 et surtout de la première PAC, l’intensification agricole s’opère initialement en multipliant de façon pour le moins abusive les engrais et pesticides. Le remembrement s’effectue à marche accélérée et l’on supprime en Bretagne environ 200 000 kilomètres de talus, soit l’équivalent de cinq fois la circonférence terrestre.

Comme l’a démontré Jacques Lescoat, l’urbanisation bretonne s’opère aussi de façon anarchique. Des zones d’activités et commerciales insipides se multiplient aux portes des villes et suscitent une fantastique banalisation paysagère. Le tourisme littoral s’opère à 80 % sous forme de résidences secondaires et des sites magnifiques sont sans plus de questionnement sabotés. Comme le souligne François de Beaulieu, les « trente glorieuses » sont aussi les « trente bétonneuses » et à l’époque, les études concernant la durabilité de ce modèle de « développement » sont rarissimes. C’est effectivement « la Bretagne ou l’environnement égaré » (J. Lescoat). Jusqu’aux années 1990, la pollution des eaux augmente de façon considérable.

La création de la Zone Industrialo-Portuaire de Nantes-Saint-Nazaire illustre la dépendance aux énergies externes (pétrole à Donges, méthane à Montoir-de-Bretagne) et les énergies endogènes sont oubliées ou délaissées (le bois par exemple). En dehors du barrage de la Rance, rien n’est projeté jusque dans les années 1990 pour valoriser le potentiel énergétique classique (vent, houle etc.). De fait, alors qu’elle était avant la révolution industrielle nécessairement autonome sur ce plan, la Bretagne importe désormais 89 % de l’énergie qu’elle consomme. Cette inféodation s’est effectuée dans l’indifférence quasi générale et le premier choc pétrolier de 1973 n’y change rien.

Malgré les progrès, le 20e siècle breton est aussi celui de l’oubli des fondamentaux du pays. On applique des stratégies qui « marchent » sur le temps court mais s’inscrivent à l’encontre de la génétique et du potentiel territorial breton. En dehors de la Brittany Ferries créé grâce à la perspicacité et la pugnacité du paysan directeur général Alexis Gourvennec, le négoce maritime est lui aussi négligé. La « bataille du rail » de 1961 et surtout la réalisation à partir de 1969 du Plan Routier Breton traduisent un tropisme pour les réseaux terriens. Peu à peu le fret ferroviaire est quasiment abandonné et la Bretagne réalise désormais 95 % de ses échanges marchandises par camion. Malgré la création dès 1973 de l’arc Atlantique, l’aménagement du « méritoire » breton est fortement négligé et la Bretagne ne compte qu’une poignée de caboteurs pour 2700 km de côtes (contre 600 en Allemagne pour 500 km de côtes).

De fait, cette époque initie un basculement démographique sans précédent. A la dépopulation des campagnes s’associe un puissant mouvement d’urbanisation, de littoralisation et une remise à plat des équilibres locaux. Alors qu’un cinquième seulement de la population bretonne est urbaine en 1876 et un tiers en 1954, 57,3 % des Bretons le sont en 1990 et plus des trois quart aujourd’hui, même s’il y aurait beaucoup à dire sur les classifications urbanophiles de l’Insee. Initialement, l’urbanisation s’opère par un « bourrage du tissu existant » et Rennes est « demeurée jusque dans les années 1960 une ville sans banlieue » (R. Allain). Ce n’est donc qu’à partir de la démocratisation automobile et du « passage de l’homme pédestre à l’homme motorisé » (M. Weil) que l’on passe « du bourrage à la dédensification » (R. Allain). Près de Nantes, Saint-Herblain compte 5506 habitants en 1946 mais près de 42 000 habitants en 1982.

Depuis les années 1990, plus de 70 % des gains démographiques bretons se sont opérés dans les communes périurbaines. Le prix du foncier dans le centre et la démocratisation automobile expliquent cette révolution. Partout, la forte progression des emplois tertiaires a gonflé le célèbre mécanisme de « polarisation élargie ». D’un côté, les villes prennent le pouvoir économique en spécifiant les activités des campagnes et en agençant les complémentarités productives entre les territoires distants. Du coup, il faut savoir écrire, compter, organiser le négoce, agencer les dynamiques logistiques… De l’autre, malgré la vigueur de certaines politiques concernant le logement social (la ZAC de la Cavale Blanche à Brest en 1973), le prix du foncier s’envole dans les centres-villes et entraîne le déferlement périurbain de Bretons très attachés à la propriété et à la maison individuelle (71 % en Bretagne contre 54 % en France). Comme la plupart des villes bretonnes sont littorales, les gains démographiques sont également plus forts sur l’Armor, notamment sur la côte sud. Cette dernière bénéficie dans la seconde partie du 19e siècle de la modernisation hauturière et de la multiplication des conserveries suite à l’invention à Nantes du procédé par Nicolas Appert. De même, comme l’ont montré différents historiens, l’essor du tourisme et une propension à l’héliotropisme profitent initialement au littoral et notamment à la côte sud. De nombreux villages ou petites villes se dédoublent (Carnac Plage) et ces aménagements exercent lors de la phase de construction des emplois, notamment dans le bâtiment. Par contre, une fois ces réalisations effectuées, on se rend compte que les effets économiques du tourisme sont bien plus faibles que prévus (le secteur ne représente aujourd’hui que 6 % du PIB breton). Désormais, les communes les plus concernées par la monoactivité touristique perdent des habitants permanents. Le processus a initialement sinistré les îles bretonnes et l’île de Sein passe de 1328 habitants en 1936 à 189 aujourd’hui. Il s’est étendu dans les années 1980-1990 à de petites communes littorales (Trégastel par exemple) et il s’étend aujourd’hui à des villes côtières (Paimpol, le centre ville de Saint-Malo). Ce constat permet de rappeler qu’un tourisme non digéré exerce un impact catastrophique sur les territoires concernés. Dans le temps, au pic de la fréquentation estivale succède souvent un territoire amorphe et fantôme dix mois sur douze. Dans l’espace, l’envol du prix de l’immobilier chasse les populations permanentes et ces communes apparaissent souvent déstructurées (60 % de plus de 60 ans à la Baule). Elles sont aussi souvent endettées car elles doivent financer des équipements très coûteux et surdimensionnés l’essentiel de l’année (les stations d’épuration par exemple). Enfin, notons que la crise économique et les évolutions sociologiques récentes tendent à plomber ce modèle de résidences « secondaires ». De nombreux biens ne trouvent actuellement pas d’acquéreurs et certains évoquent l’éventualité possible de friches touristiques. Ainsi, même si l’essor de la civilisation des loisirs a initialement joué un rôle favorable, la bonne santé démographique des communes littorales semble plus avoir été portée par l’essor urbain que par un effet d’entraînement touristique.

En raison de l’omniprésence des visions « terriennes », cette entrée bretonne dans la modernité a aussi bouleversé les équilibres démographiques régionaux. Alors que la Basse Bretagne compte 450 000 habitants de moins que la Haute Bretagne en 1850, l’écart est désormais de plus de 1,2 million d’habitants. On constate actuellement en Bretagne un essor démographique bien plus vif à l’est de la région. Ce dernier concerne notamment un territoire ayant la forme d’un triangle isocèle dont les trois pointes sont Auray, le nord de Rennes et l’est de Nantes. Alors que la Basse Bretagne, sans être en crise, voit sa population stagner ou progresser faiblement, la Haute Bretagne connaît un vif essor et est le principal réceptacle d’une croissance régionale dûe pour l’essentiel au solde migratoire. Alors que Brest était plus peuplé que Rennes en 1850 et que la population du Finistère était plus importante que celle d’Ille-et-Vilaine jusqu’en 1990, les dynamiques se sont nettement inversées. Les visions terriennes d’une Bretagne administrée à quatre départements n’ont eu de cesse de déséquilibrer le pays et l’on constate par exemple la migration d’entreprises logistiques du Finistère vers le bassin rennais.

La vision tertiaire de l’Etat, les projets urbains, universitaires, économiques ou d’aménagement ont pour l’essentiel bénéficié à Rennes et à Nantes. Alors que sous la houlette du CELIB le premier tronçon de voie express démarrait de Brest pour rejoindre Morlaix, la LGV en construction va aboutir à Rennes et le reste de la Bretagne ne bénéficiera que d’aménagements modiques. Ainsi, en distance-temps, il sera plus rapide par le train de faire un Rennes-Paris (349 km) qu’un Rennes-Brest (241 km). L’oubli de la maritimité et une forme de négligence pour les enjeux strictement péninsulaires expliquent largement la présence d’un différentiel est-ouest grandissant. Enfin, dans le détail, il est à noter que les espaces en situation de carrefour se sont nettement plus développés au plan démographique que les zones de confins.

Sur un siècle et demi d’évolution démographique en Bretagne, c’est au sens large l’estuaire de la Loire qui a connu l’attractivité la plus forte. Les communes situées sur les grands axes routiers (axes Nantes-Ancenis, Rennes-Saint-Malo, effet de l’A84….) et disposant d’échangeurs ont connu une attractivité supérieure, notamment celles situées à proximité des villes et celles situées à mi-chemin entre les villes, car des couples travaillant dans les deux pôles ont intérêt à se partager les temps de déplacement en bénéficiant d’un foncier plus abordable. Les zones planes propices aux grands aménagements contemporains (surfaces commerciales, zones d’activités…) se sont développées quand les espaces plus enclavés ou accidentés périclitaient (les monts d’Arrée, les Montagnes Noires, le massif granitique de Quintin-Duault…). On constate notamment une marginalisation et un dépeuplement accru de nombreuses communes situées exactement sur les lisières interdépartementales. En utilisant la loi rang-taille, le processus explique que les deux villes bretonnes au plus faible développement relatif soient Redon et Carhaix. A l’inverse, les préfectures ou villes sises au cœur des départements (Rennes, Nantes, voire Saint-Brieuc) ont bénéficié d’aménagements ou de largesses supérieurs et gagné en attractivité.

Il existe donc un modèle concernant l’évolution démographique bretonne. Plus une commune est urbaine, littorale, placée au sud et à l’est, en situation de carrefour et plane, plus elle s’est peuplée. A l’inverse, plus on se situe dans une commune rurale ou surtout agricole, dans l’Argoat, au nord-ouest, en situation de confins et difficile d’accès voire montagneuse (Berrien, Scrignac, La Feuillée…), plus elle est concernée par la dépopulation. Le modèle est intéressant car il explique qu’à l’échelle régionale c’est le pays nantais, disposant de tous les avantages, qui a le plus progressé (en attractivité, pour la géographie du prix des sols…) alors qu’à l’inverse le « centre-nord-ouest » Bretagne est peu couru (il est à l’ouest sans bénéficier des dynamiques du littoral, plus élevé etc.). A l’échelle locale aussi, une ville comme Vannes, située plus à l’est et au sud, bénéficie d’une dynamique et attractivité supérieure à celle de Quimper. De la même façon, l’attractivité et l’image de Saint-Malo l’emportent désormais sur celles de Saint-Brieuc et surtout de Morlaix, quand bien même les villes avaient des notoriétés équivalentes au 19e siècle. Bien sûr, grâce notamment à la mobilisation de quelques capitaines d’industrie, il existe quelques exceptions avec des communes qui avaient tout pour perdre mais se sont révélées (par exemple la Gacilly avec le groupe Rocher). Le modèle de peuplement / dépeuplement n’en est pas moins exact et pose question sur l’avenir du lien entre les Bretons et leurs pays.

En effet, cette époque aura globalement initié un progrès fantastique corrélé à l’effondrement des liaisons entre les Bretons et leur terre. En négligeant certaines valeurs collectives ou de partages, voire une approche polycentrique qui était très présente dans les écrits du CELIB (par exemple dans l’ouvrage « Bretagne, une ambition nouvelle »), cette phase de croissance n’aura pas bénéficié à tous de façon égale. En lien avec la faiblesse du pouvoir régional, la montée de puissance de certains intérêts urbains ou métropolitains l’a emporté sur les intérêts régionaux. N’oublions pas, par exemple, qu’aujourd’hui le budget couplé de Rennes et de Rennes Métropole est supérieur au budget de la Bretagne administrée. Ainsi, le rapport de force territorial s’est opéré au profit des « métropoles », la totalité des maires des grandes villes voulant voir leurs villes « grossir » sans grand souci des équilibres démographiques. De fait, on a puissamment privilégié une vision tertiaire du développement, concentré ces emplois serviciels dans les métropoles et laissé partir l’habitat périurbain dans tous les sens.


Il ressort de ces choix d’aménagement au moins deux limites.

La première, en raison du différentiel du prix du foncier, est la dynamique d’exclusion par la mobilité des salariés les plus pauvres en lointaine couronne et des jeunes du littoral. Malgré les politiques actives de logement social, le zoning générationnel et social de la Bretagne s’est considérablement renforcé, notamment depuis les années 1970. Dans le centre des villes, on trouve des personnes âgées très riches et des jeunes de 20 à 30 ans disposant de revenus modiques. Les premières couronnes (Saint-Grégoire à Rennes) regroupent essentiellement des actifs âgés, souvent proches de la retraite et riches. Par contre, à environ 30 kilomètres des villes, le niveau moyen des revenus de la population est divisé par quatre. Ces communes regroupent des jeunes actifs (30-55 ans) et leurs enfants (5-20 ans) et des populations marginalisées souvent dépendants de la ville pour leurs emplois mais ne pouvant y résider. Enfin, les communes littorales les plus résidentielles sont très âgées (60 % de plus de 60 ans dix mois sur 12 à la Baule) et largement peuplées de retraités privilégiés (Dinard, Quiberon, Carnac-Plage…). Exclus de ces territoires, les jeunes se placent en situation rétro-littorale pour avoir accès à la propriété. Le premier problème de l’évolution démographique bretonne est donc d’avoir suscité des phénomènes très vifs de ségrégation spatiale et générationnelle.

Le second, sans doute plus important, est de s’être quelque part laissé enferrer dans une économie de la facilité qui aujourd’hui n’est pas dénuée de risque. Malgré leur pauvreté et une période qu’il ne faut surtout pas idéaliser, nos aïeux contrôlaient l’essentiel de ce qu’ils consommaient. Or, en quelques décennies, la plupart des Bretons dépendent désormais totalement des autres pour son alimentation, ses besoins énergétiques etc. L’économie actuelle a été fondée sur le principe de la médiation (des emplois serviciels, tertiaires…) au moment précis où l’économie de la désintermédiation les détruit. La fragilité économique actuelle du dispositif nous semble actuellement grandement minimisée par les élites au pouvoir. A l’instar de ce qui s’est passé en Grèce ou au Portugal (250 000 suppressions de fonctionnaires en 5 ans), un effondrement de ces emplois tampons est malheureusement probable. Les commerces souffrent (librairies, vêtements etc.) et le taux de vacance commerciale dépasse désormais les 10 % dans de nombreuses métropoles. Surtout, les incontournables réformes budgétaires vont entraîner de nombreuses suppressions d’emplois dans le secteur public et tout particulièrement dans les organismes d’un Etat surendetté (2000 milliards de dettes). Au regard de ce scénario qui n’est pas une vision millénariste puisqu’il se réalise à nos frontières, il est assez hallucinant de suivre l’entêtement des élites métropolitaines pour que « rien ne change ». Pour elles, c’est sûr, l’avenir sera métropolitain.

Le projet Viasilva à Rennes envisage un nouvel éco-quartier créant 40 000 habitants et « 25 000 emplois à l’horizon 2040 » sans qu’une seule étude sérieuse ne signifie d’où naîtront ces professions. Or, il ne suffit pas de claquer des doigts pour créer 25 000 emplois. La plupart des métropoles se gargarisent d’un âge d’or et engagent des projets pharaoniques forts coûteux (nouvelle ligne de tramway ou de métro, centre des Congrès…) au moment précis où il faut sans doute se préparer à l’animation d’une économie de la précarité. Entendons-nous bien. Nous souhaiterions bien sûr que l’argent coule à flot et que cette économie de l’aisance se renforce. Sauf que l’essentiel des indicateurs scientifiques tend à démontrer que l’on risque inéluctablement de tomber très lourdement de la chaise et qu’il va falloir renouer avec la production tangible de richesses.


Une nouvelle étape

Envisager la prochaine étape bretonne est évidemment un défi redoutable tant pèse aujourd’hui le poids des incertitudes. Pour lors, on constatera que la Bretagne suit une forme de scénario d’aménagement à « vau l’eau » qui conduit indiscutablement à sa banalisation. De fait, sans certitude, quelques pistes prospectives et constructives peuvent à différentes échelles être évoquées pour un scénario plus volontariste.

Actuellement, on l’a évoqué, le cheminement de l’aménagement du territoire breton est finalement peu original au regard de ce que l’on trouve dans d’autres régions. Les tendances à l’urbanisation, à la périurbanisation, à la désertification des campagnes et à la gérontocroissance littorale ne sont pas l’apanage de la Bretagne. Si la marginalisation relative de la Basse Bretagne est plus spécifique, la Bretagne actuellement évolue dans le droit fil de ce qui est considéré comme « tendance ». Les bagarres de Rennes et de Brest pour accompagner Nantes dans le club français des métropoles illustrent parfaitement cette normalisation. Sans plus d’interrogation, la plupart des territoires bretons se sont engagés dans la réalisation de SCOT et de PLU alors que ces documents, qui opposent comme dans les territoires d’openfield les zones urbaines, agricoles, environnementales… s’opposent totalement à la génétique d’un bocage breton qui précisément se singularise par la mixité. Toutefois, en dehors de quelques communes se bagarrant pour la reconnaissance de leurs singularités (par exemple Sérent, qui voulait densifier ses hameaux plutôt que de construire en périphérie du bourg un lotissement indigeste), les Bretons sont entrés dans les cases de l’aménagement indivisible.

Si l’on ajoute à ces choix certaines décisions régionales (le financement à un tiers de la LGV vers Rennes plutôt que les liaisons régionales, l’éventuelle centrale à gaz de Landivisiau plutôt que les énergies bretonnes…), il est sensible que l’esprit alternatif qui présidait parfois aux choix du CELIB s’est sensiblement érodé. Cela dit, la Bretagne est loin d’être totalement normalisée et reste nettement plus polycentrique que d’autres. De même, il serait injuste de stigmatiser à l’excès un Conseil régional qui, malgré son absence d’autonomie financière, appuie aussi des projets bretons (les énergies marines renouvelables, la promotion de la langue, la valorisation des pays, le projet d’équipement en fibre optique, les actions très intéressantes à l’échelle régionale de l’EPF breton pour la valorisation économe, économique et sociale du foncier.

Cela dit, le potentiel breton reste à valoriser pour l’écriture singulière, mariant précisément et intimement l’avenir breton à sa géographie. On l’a dit, le choix de métropoles concentrationnaires n’est pas forcément partagé. Déjà, en s’inscrivant dans des logiques de croissance et de taille critique, elles jouent davantage la carte de la concurrence que des complémentarités et ces tropismes suscite des rivalités ou des dissensions (les critiques ou méfiances des Brestois pour Rennes, des Rennais pour Nantes…). Surtout, ces ambitions métropolitaines par définition localisées s’écrivent à l’inverse d’un projet d’aménagement territorial de portée régionale. En date du 15 novembre 2011, « l’appel pour l’équilibre urbain de la Bretagne » a été signé par des personnalités de tous les horizons (universitaires, chefs d’entreprise…) et des décideurs politiques majeurs de droite comme de gauche (Pierre Méhaignerie, Claudy Lebreton, Daniel Cueff, Thierry Burlot, Françoise Gatel, Christian Troadec, Olivier Dulucq, Richard Ferrand, Jean-Michel Le Boulanger, Herri Gourmelen, Dominique Ramard, Francoise Louarn etc.). Cette mobilisation illustre ce souci breton du collectif et d’un aménagement partagé et équilibré des dynamiques territoriales. Dans ce champ plus politique et en lien avec les projets de réforme de l’Etat, les demandes récentes de la région d’avoir, en lien avec les pays ou les bassins de vie, des compétences élargies sur l’ensemble des cinq départements participent à cette dynamique.

En effet, des prérogatives et un réel projet d’envergure régional sont aujourd’hui indispensables pour transcender et en quelque sorte sublimer ces égoïsmes urbains. Tant que le budget de la Bretagne restera inférieur à celui de ses principales métropoles, il n’y aura pas grand-chose à faire. Dans les dynamiques d’aménagement du territoire et donc de peuplement, ces réalités politiques ne peuvent pas être négligées. Un réel leadership de la région et des décisions adaptées à l’originalité de la péninsule (des liaisons internes plutôt qu’un bout de LGV) apparaissent cruciales pour l’avenir et l’identité du pays.

Cela dit, tout n’est pas affaire de politique et les évolutions économiques peuvent aussi révéler la pertinence économique ou sociale de ce polycentrisme breton. Ainsi, les dynamiques récentes démontrent, à l’échelle précisément des pays et des bassins de vie, un mouvement très vif de reterritorialisation. Ainsi, en réponse aux difficultés économiques, on constate dans les territoires bretons une fantastique mobilisation des acteurs pour lutter contre la pauvreté et maîtriser quelque chose. Ces dynamiques et revitalisation par le terrain sont particulièrement présentes dans le domaine de l’alimentaire et surtout de l’énergie. Partout, mais surtout dans les territoires les plus ruraux souvent délaissés par les politiques d’aménagement (le Mené par exemple, le Coglais…) on constate la levée d’acteurs qui veulent tout simplement s’en sortir et n’attendent pas un blanc-seing politique pour avancer. Quelque part, c’est donc la précarité qui est en train de réveiller et sans doute de dessiner la Bretagne de demain. Scientifiquement, ces innovations apparaissent plus fortes dans les pays les plus pauvres puisque les gens sont obligés d’en revenir aux fondamentaux de leurs territoires pour s’en sortir. A Béganne (éoliennes citoyennes), à Saint-Villes-du-Mené (Geotexia), à Trémargat, dans la communauté de communes du Val d’Ille (projet d’indépendance énergétique à l’horizon 2040 alors que 92 % de l’énergie consommée y est aujourd’hui importée), l’économie de demain est déjà en marche. Ainsi, alors que certains choix métropolitains perpétuent l’aménagement des conforts, des territoires ruraux sont en train de mettre le bleu de chauffe. En raison du déclin programmé des emplois serviciels et du secteur tertiaire (une récente étude vient de démontrer qu’un emploi créé dans le secteur numérique détruisait quatre emplois tertiaires), cette révolution territoriale ne fait que commencer.

Comme dans tous les épisodes de crise, elle va replacer sur le devant de la scène les territoires ruraux disposant de ressources immédiatement valorisables. Par la suite, les territoires urbains y viendront peut-être (concept « d’hungry cities », villes à énergie positive…) mais ils prennent du retard et se trompent actuellement de direction, notamment avec cette obsession de la « densification » qui détruit naturellement le ratio de performance entre l’homme et son espace. Toutefois, en lien avec la puissance des contraintes prochaines, il faut rester optimiste et les villes vont bientôt évoluer pour, par la force des choses, se tourner elles aussi vers la valorisation d’une économie de la production. Cette évolution indispensable va replacer sur le devant de la scène le concept « d’homme-habitant » et imposer le mariage fécond entre l’homme et le bout de terre qu’il occupe. L’immense révolution est en marche. En utilisant à plein les nouvelles technologies pour plus de cohérence, l’ambition doit être de tendre vers la quête d’une sorte d’alchimie entre l’homme et le milieu géographique. Dans ce cadre, l’optimisation du peuplement breton n’est pas une lubie idéologique mais un paradigme pour produire une forme d’adéquation entre la population et les ressources dont le territoire dispose.


Conclusion

En conclusion, l’étape qui s’ouvre pour la Bretagne apparaît passionnante et ouvre l’immense défi d’un lien approfondi avec l’identité péninsulaire.

D’un côté on nous annonce une Bretagne très attractive avec l’enjeu de faire société et de créer un ciment avec de nouveaux Bretons qui choisissent le pays et n’en sont pas tous originaires.

De l’autre, les défis économiques sont tels que l’économie de la « co-naissance » va devenir cruciale. Cette dernière peut être simplement définie comme le fruit d’une compréhension et promotion durable du territoire sur lequel on vit. Certes, un pays peut être un simple support de vie que l’on choisit. Toutefois, d’une façon ou d’une autre (implication dans le milieu associatif, dans l’économie sociale ou solidaire, éducation, actions économiques ou culturelles…) il peut être davantage un levier pour renforcer le vivre ensemble. Au delà du contrat social, les contraintes peuvent initier une forme de « contrat spatial » pour marier des itinéraires de vie à des projets territoriaux.

Dans ce cadre, l’éducation à la matière de Bretagne est un enjeu tout à fait crucial. La compréhension et la valorisation des spécificités bretonnes sont entre autres des leviers cruciaux pour bâtir la Bretagne de demain (le bocage, la construction d’un polycentrisme intelligent, le retour à des fondamentaux pour unir dans l’économie l’Armor et l’Argoat, l’affirmation d’une nouvelle dynamique maritime et logistique, les enjeux culturels et linguistique…).

L’affirmation d’un réel projet territorial et humain est plus que jamais fondamental. La réconciliation de « l’homme habitant » avec les ressources inhérentes à la Bretagne peut initier une troisième étape créatrice d’une nouvelle modernité.



Notes :

*« Plus encore que les historiens de la Bretagne, ce sont les préhistoriens britanniques qui ont, au cours des années 30, souligné l’importance majeure de la fréquentation des mers occidentales (western seaways) pour l’apparition et le développement des civilisations anciennes de l’Europe Atlantique. Fins de terre isolées et arriérées lorsque les routes maritimes sont fermées, péninsules et îles extrêmes peuvent se transformer en régions dynamiques et novatrices lorsque des courants de navigation les unissent et répandent ou provoquent les innovations ». Flatrès P. Europe atlantique et Arc atlantique, Norois 1993, t.40, n°157, p 35-43.


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